Chapitre supprimé dans le roman "Les larmes du Magicien"
Essais d'illustrations pour le personnage de Tadeuz dans le roman
1487-1488- Les dernières batailles du duché
Vannes, mai 1487
La ville était de moins en moins sûre, comme si l’avance de l’armée du roi de France avait provoqué un bouillonnement et une excitation délétères parmi le peuple. Les faubourgs murmuraient de plus en plus fort, les marginaux s’enhardissaient, car l’approche des Français signifiait un bouleversement total dans la cité, un siège plus ou moins long qui appauvrirait encore ceux qui n’avaient presque rien, et ils s’organisaient en bandes pour piller, presque assurés de l’impunité, les forces de l’ordre étant occupées ailleurs.
La vie était chère pour ceux-là quand un poulet se vendait quinze à dix- huit deniers, ce qu’était payé journellement un varlet. Un mouton ou un porc atteignaient les trois cents deniers, alors qu’un ouvrier qualifié n’était payé que quarante deniers par jour, sauf les jours de repos forcé et pendant la mauvaise saison où il ne touchait rien. Il y avait des taudis partout dans la ville, aux abords mêmes des demeures cossues, des masures étroites et fragiles, faites de bois et de torchis et couvertes de jonc et de glé[1], sans eau, et bien sûr sans aucune hygiène.
Les rues étroites, sombres, étaient livrées aux larrons et truands, aux coupeurs de bourses, et nobles et bourgeois circulaient armés et dûment escortés.
Sevestre, préoccupé de la sécurité de sa famille, avait décidé de quitter l’hostel de Mandeuille, situé trop près du château de l’Hermine pour être épargné en cas d’occupation de la ville. Depuis la prise de Ploërmel, il avait envoyé Nessa et les enfants, accompagnés de Boniface et de Fleur, rejoindre Nuada et sa famille à Trohanec, Puis, avec le reste des serviteurs, il s’était occupé à déménager, dans une manse qu’il avait acquise quelques années plus tôt aux environs de Trohanec, les meubles auxquels il tenait, les livres de comptes et les objets de valeur, les chevaux, la volaille et les chiens, ne laissant presque qu’une coque vide si les Français décidaient de forcer la porte pour occuper la demeure.
Uter lui-même avait organisé la défense de Kernoë, et recruté des hommes d’armes qui patrouillaient avec des chiens. Personne n’était plus autorisé à sortir seul ni à chevaucher librement dans les bois alentours.
Ce matin-là, pour se rendre à Vannes, Uter et Sevestre étaient encadrés par quatre hommes armés, également à cheval, et ils se frayèrent difficilement un passage aux abords de l’Hermine pour rejoindre le duc qui s’était réfugié dans la cité après la prise de plusieurs villes et places-fortes.
La demeure était envahie d’hommes en armes, de messagers qui arrivaient à cheval, exténués, couraient dans les corridors pour apporter les nouvelles au duc d’heure en heure, de serviteurs et de visiteurs inquiets. Des groupes se formaient dans les coins, dans les embrasures des fenestrons, et discutaient âprement de sécurité et de retraite.
Ils traversèrent des pièces encombrées, saluant de droite à gauche des visages exténués et soucieux, happant de-ci-delà des paroles hargneuses et véhémentes, et parvinrent enfin jusqu’aux appartements du duc qui, épuisé, recevait les uns et les autres, entouré de conseillers qui prenaient des décisions pour lui.
Amaury de la Moussaye, le chef de la cavalerie, et Jacques Le Moyne, le grand écuyer de Bretagne, recevaient les messages et lui faisaient le rapport des positions de l’armée royale en route vers Vannes.
À cinquante-trois ans le duc était un homme seul, veuf de la duchesse Marguerite qui s’en était allée l’année précédente, après la belle Antoinette, longtemps sa maîtresse bien aimée. La jeune duchesse Anne n’avait que dix ans, mais elle était déjà la proie d’hommes qui lorgnaient sur le duché à travers elle. Le plus acharné était d’Albret, qu’elle haïssait et qui la répugnait, à cause de son aspect repoussant et adipeux, mais aussi de sa grossièreté et de sa réputation épouvantable. Elle savait très bien qu’elle était une monnaie d’échange et que son père l’avait finalement fiancée à Maximilien d’Autriche, dans l’espoir d’obtenir une alliance nécessaire contre les visées de la France et d’Anne de Beaujeu, régente depuis la mort du roi Louis XI. Cette femme avait été l’instigatrice d’un complot des grands nobles qui s’étaient alliés contre le duc pour se mettre du côté français et trahir ainsi leur terre, en espérant sauver leur personne et leurs biens. Uter, ulcéré par cette ignominie, avait parlé d’en découdre avec le maréchal de Rieux qui avait entraîné avec lui, le fils bâtard du duc, François d’Avaugour, et la comtesse de Laval, chez qui les comploteurs s’étaient retrouvés à Châteaubriant.
Les barons bretons étaient furieux de l’arrivée de princes français venus se réfugier dans le duché sous la protection du duc, Dunois, Orange et Orléans en tête, grossis des comtes de Foix, d’Angoulême et de Comminges. Ils s’étaient sentis lésés par ces seigneurs qui les écartaient peu à peu des affaires, et qui, soudain, avaient l’oreille du duc, tout comme Landais autrefois. Ils avaient alors cédé aux sirènes des propositions de la régente et signé aveuglément avec elle un accord et des clauses restrictives qu’ils pensaient naïvement devoir être respectées par les Français. Ne pas attenter à la personne du duc, n’assiéger aucune ville du duché, ni même un simple château sans leur consentement, ne pas assaillir les places-fortes où le duc François séjournerait... et croire que le roi français se retirerait après le départ des seigneurs étrangers.
Le duc n’avait pas réussi à les ramener à raison, pas plus qu’Uter qui s’était démené pour faire comprendre à certains la fausseté de ce contrat de dupes.
Albret, pour prix de son aide, demandait toujours à épouser la jeune Anne qui refusait catégoriquement cette alliance, et son père commençait à comprendre la force de caractère de son aînée, même s’il tergiversait encore et promettait toujours pour gagner du temps.
Lorsque les Français, faisant fi de leurs promesses, s’étaient avancés en pays gallo grâce au maréchal de Rieux qui, honteusement, leur avait livré les places-fortes, le duc, en apprenant qu’ils allaient assiéger Ploërmel, s’était porté au secours de la ville avec six cents lances et seize mille hommes à pied. Mais, mal encadrés, et harangués par messire Maurice du Menech et quelques nobles ayant autrefois servi le roi Louis XI, ils s’étaient finalement débandés et repliés à l’ouest en évitant Redon et La Roche Bernard qui appartenaient aux barons.
Le duc n’avait plus eu qu’une issue, la ville de Vannes, où il était arrivé quelques jours auparavant, précédant de peu le comte de Montpensier qui, après avoir pillé Ploërmel, s’apprêtait maintenant à faire plier Vannes.
De Nantes, le prince d’Orange s’était rendu par mer jusqu’au Croisic resté fidèle au duc, pour recruter tous les navires disponibles, et les messagers venaient annoncer l’arrivée de la flotte. Les troupes françaises étaient déjà signalées dans les environs, et bourgeois et nobles, affolés, commençaient à quitter la cité. Uter se félicita d’avoir convaincu Sevestre de se replier vers Trohanec, bien que l’armée risquait également d’envahir tout le littoral aux alentours de Vannes.
–Venez-vous avec nous à Nantes, mes amis ? demanda le duc pendant une accalmie du ballet de serviteurs et de messagers qui tournaient autour de lui.
–Non, monseigneur, nous devons rester ici et protéger nos biens et nos familles.
Une lueur d’inquiétude dans l’œil fatigué du duc montra son désespoir de voir ainsi son pays démantelé jour après jour, et son incertitude quant à l’avenir.
Amaury de la Moussaye prenait ses dispositions pour entraîner hors de la ville près de trois mille cavaliers en direction de Dinan, tandis que Jacques le Moyne tenait ses ordres du duc pour assurer la résistance avec sa petite garnison.
–Pas de bravoure inutile, messire, ne vous faites point massacrer vous et les habitants, intima le duc d’une voix tremblante.
Avant de regagner Kernoë et Trohanec, Uter et Sevestre se rendirent jusqu’au port assister à l’arrivée des navires en provenance du Croisic. C’était une cohue indescriptible, et les capitaines avaient fort à faire pour embarquer tous ceux qui désiraient suivre le duc à Nantes. Chacun voulait emporter ses biens les plus précieux, mais bagages, malles et coffres, sacs de vivres et d’effets, étaient refoulés sans pitié et entassés sur les quais pour faire de la place pour les hommes. Ils seraient pillés dès que les navires auraient levé l’ancre et que la ville, apeurée, serait repliée sur elle-même, portes closes, dans l’attente de l’armée qui avançait pour l’encercler.
–Je m’inquiète pour le Bugel Noz s’il arrivait pendant ce blocus, soupira Sevestre en jetant un dernier regard vers le large où s’éloignaient les voiles qui retournaient au Croisic, escortant le duc.
–Nous pourrons toujours revenir par mer, en restant cachés, pour surveiller le port, dit Uter en se mordant les lèvres de frustration. Pour l’heure rentrons. Il ne fait pas bon rester si près. Les Français devraient être là demain ou après-demain. Espérons que le duc regagnera Nantes sans dommage. Envoie-moi un pigeon quand Nuada ressentira l’approche du navire, cria Uter lorsqu’ils se séparèrent, lui pour retourner à Kernoë, et Sevestre à Trohanec.
*
–Uter a demandé qu’on lui envoie un pigeon pour le prévenir… si tu pressens le retour de vos parents, dit Sevestre lorsqu’ils se retrouvèrent tous pour le repas du soir.
–Ce sera pour demain... un peu après l’aube, répliqua tranquillement Nuada.
Sevestre posa son tranchoir, stupéfait, alors pourtant qu’il connaissait bien les dons des jumeaux, et regarda Nessa qui inclina la tête en acquiesçant. Il se mordit les lèvres, toujours étonné de cette prescience qui les laissaient en relation avec leur père malgré la distance. Il considéra en silence son beau-frère qui continuait son repas comme si ce qu’il venait de dire allait de soi.
Les enfants étaient couchés, veillés par leur nourrice et par Fleur et Boniface, qui logeaient dans la pièce contiguë. Depuis longtemps, Sevestre ne les considérait plus comme de simples serviteurs, et leur statut au sein de sa demeure était privilégié. Mais, comme la couleur sombre de leur peau attirait par trop l’attention et parfois même l’animosité, il veillait à ce qu’ils ne sortent plus guère dans la cité, tout au moins sans être accompagnés d’un varlet armé.
–Nous resterons cachés jusqu’à ce que le Bugel Noz accoste, ajouta Nuada. J’enverrai également un pigeon au capitaine Denez, pour qu’il nous rejoigne là-bas. Je sais qu’il se fait du souci pour Gorg.
Sevestre se renfrogna et tiqua un peu, car leur relation ne s’était guère améliorée au cours des années, et ils ne se voyaient plus.
Il faillit protester, puis croisa le regard paisible de Nessa qui posa une main sur la sienne avec un léger sourire et il capitula.
–Si tu veux, fit-il en se levant de table. Viens-tu ma mie, allons nous coucher si nous devons partir à l’aube.
*
C’était un jour pâle, encore gris sur la mer, et le vent frais venu du large les fit tous frissonner lorsqu’ils descendirent le sentier sablonneux en direction de la baie abritée où le petit voilier était ancré. Ils avaient décidé de longer la côte par le bord du golfe pour gagner l’entrée du port de Vannes où viendrait s’ancrer le Bugel Noz à son emplacement habituel. Si la prémonition de Nuada et Nessa s’avérait juste. Mais Sevestre n’en doutait pas car il connaissait bien le lien qui unissait les jumeaux à leur père et la distance de leur séparation ne semblait pas un obstacle.
Sevestre avait offert le voilier autrefois à Nuada et Nessa et ils le barraient tous les deux avec la même habileté dans le golfe. En rappel de leurs origines, et à ce qu’ils étaient eux-mêmes, ils l’avaient nommé Le dragon de Cymru[2] , et Nuada avec sculpté pour la proue un magnifique dragon coloré, aux ailes déployées comme s’il l’emportait sur la mer.
Nessa était restée à Trohanec sur l’instance de Sevestre pour veiller sur les enfants, et Nuada, tout comme l’avait fait Uter à Kernoë, faisait patrouiller et garder les abords du domaine en ayant mis chacun en garde, de l’intendant au manœuvrier et au paysan, à l’approche de l’armée française.
Nuada à la barre du Dragon de Cymru, ils regardèrent frileusement défiler les côtes qui semblaient toujours paisibles, et ignorer la menace d’invasion. Ils quittèrent Port Navalo, puis entrèrent dans la passe qui donnait accès au golfe, longèrent Lamor-Baden, la pointe d’Arradon, l’île Conleau, et vinrent s’ancrer, alors qu’un faible soleil se levait, dans un endroit abrité que connaissait bien Sevestre, et où Gorg ne manquerait pas de les remarquer au passage. De là, ils pourraient surveiller eux-mêmes les allées et venues vers l’entrée du port. Ce matin-là, l’animation était quasi nulle ce qui leur indiqua que les troupes de France avaient dû prendre position autour de la cité.
D’où ils étaient, ils n’apercevaient pas les remparts, ni le château de l’Hermine, mais ils savaient que tous les cavaliers étaient déjà partis sous la conduite de messire de la Moussaye. Ils suivaient de près le seigneur de Coëtquen, grand maître de Bretagne, qui avait regagné en diligence Dinan dont il était le capitaine. Il ne restait plus que Jacques Le Moyne, le grand écuyer, pour défendre la ville après le départ du duc, mais Uter et Sevestre savaient bien qu’avec le peu de gens d’armes qui lui restait, il devrait probablement se résoudre à capituler pour éviter un bain de sang.
Nuada ancra le voilier aussi près de la côte qu’il le put afin de le dissimuler, et ils débarquèrent avec le canot pour inspecter les abords forestiers de la baie. Nul bruit insolite, aucun navire en vue, mais ils ne pouvaient voir au-delà de la berge et du large. Uter parcourut l’endroit à grands pas, l’air inquiet.
–Nuada, nous sommes piégés si nous devons nous défendre Je ne sais pas où est l’armée française, si elle a pris position devant les remparts. Leurs capitaines peuvent décider de patrouiller aux environs. Nous ne pouvons pas nous attarder ici, si le Bugel Noz n’arrive pas. Es-tu...enfin, as-tu l’intuition qu’il risque de se présenter ce jourd’hui ? Sinon...
Nuada resta un instant immobile, face à l’horizon, et il ferma les yeux pour mieux entrer en contact mental avec son père. Puis il se retourna vers Uter et Sevestre.
–Ils approchent, dit-il seulement. Patientons encore, mais restez sur vos gardes.
*
Le Bugel Noz apparut à l’horizon, se découpant sur le soleil levant, et chacun sur la plage soupira de soulagement. Un cavalier déboucha alors du bois bordant la langue de sable en faisant des signes frénétiques, et Sevestre reconnut Denez qui galopait à toute allure vers eux en criant quelque chose que le vent emporta.
Nuada fronça les sourcils, puis se tourna vers Uter et Sevestre.
–Retournez vite au bateau. Denez dit que les Français ont cerné l’endroit....
Mais il était déjà trop tard, et une quinzaine de soldats armés surgit sous les arbres, hallebardes et lances pointées dans leur direction. Sevestre tourna légèrement la tête pour surveiller l’avance du navire qui arrivait très vite poussé cette fois par le bon vent qui s’était levé avec le jour, et il subodora que les Français l’avaient repéré et décidé de l’aborder pour s’en emparer.
Jamais vous n’aurez ma caraque ! marmonna-t-il.
Fort de leur supériorité, les soldats du roi faisaient bloc devant eux et s’attendaient à leur reddition sans résistance, mais ni Uter, ni Sevestre, n’étaient enclins à se laisser prendre, et Denez, après avoir renvoyé son cheval, vint contre toute attente se ranger près d’eux. Un coup d’œil à Nuada leur fit comprendre qu’il allait les aider de toute sa force de magicien et, alors que les soldats français leur demandaient de jeter leurs épées, les quatre hommes, dans une charge folle, se lancèrent au contraire à l’assaut, les désorientant un instant.
Ils étaient tous de très bons bretteurs, ils avaient déjà combattu et savaient manier une épée, et les premiers soldats qu’ils rencontrèrent reçurent la charge de plein fouet, et les blessés tombèrent ou reculèrent, surpris de leur hargne.
Puis Nuada entra en mouvement et ce fut comme si une tornade balayait la plage. Il levait les mains pour repousser les attaques, et le cri bizarre et surnaturel qui sortait de sa gorge paralysait un instant son adversaire.
Sevestre avait déjà vu Uter et Lug en action, et il se sentit réconforté de l’avoir près d’eux. C’était un tourbillon aérien, des évolutions que les soldats du roi encaissaient et affrontaient à grand peine. Ces gens d’armes combattaient généralement au corps à corps, pas contre un adversaire insaisissable qui s’envolaient au-dessus d’eux, s’enroulait comme une corde qui les faisaient chuter et perdre pied. Plusieurs d’entre eux jonchaient maintenant le sol, mais il restait un groupe qui avait isolés et acculés Uter et Sevestre contre un rocher à l’autre bout de la plage. Les deux amis ferraillaient avec hargne, bien décidés à défendre et leur vie et le duché devant cet envahisseur qui cherchaient à les mettre à merci.
Mais ils étaient déjà blessés, même s’ils se souciaient peu du sang qui coulait, anesthésiés partiellement par la fureur qu’ils mettaient à se battre.
Sevestre encaissa une attaque serrée, et un coup d’épée vicieux lui déchira la cuisse, propageant une douleur lancinante qui remonta jusque dans son bras. Il songea alors qu’ils n’allaient peut-être pas s’en sortir, même avec l’aide de Nuada, et il ricana intérieurement en se disant que mourir sur cette plage était stupide. Avec un grognement sourd, il repoussa le Français qui l’attaquait, sans voir qu’un autre l’avait contourné et dirigeait son épée dans ses reins.
A côté de lui, Uter paraît l’assaut de toute sa vigueur mais, dans un mouvement brutal qui ouvrit sa garde, l’épée d’un des soldats lui entra dans l’œil tandis qu’il hurlait de douleur et de rage. Sevestre, désorienté en réalisant la blessure et le sang qui coulait sur le visage de son ami, et semblait l’aveugler, ne vit pas le coup qui fit sauter sa lame et il se retrouva désarmé entre deux soldats. Il leva machinalement la main pour se protéger, tandis que Denez, d’une bourrade désespérée, repoussait l’homme qui allait l’embrocher dans le dos. C’est lui qui prit l’épée en plein cœur et il s’abattit sur Sevestre qui retint sa chute. A l’instant où Denez mourait en le regardant avec un étrange sourire, Sevestre reçut sur la main l’épée du soldat qui lui trancha les doigts.
Nuada avait repéré le drame du coin de l’œil et il se propulsa vers eux pour faucher les assaillants d’un seul élan et les tuer sur le coup.
Ils ne virent pas le Bugel Noz accoster au plus près dans la baie, et Tadeuz et Gorg, à leur tour, déchaîner leurs pouvoirs pour repousser les derniers soldats vivants qui s’enfuirent, effrayés, sous le déluge de feu que Tadeuz faisait jaillir de ses paumes.
La plupart des attaquants du roi étaient morts, et la plage, l’instant d’avant déserte et tranquille, n’était plus que carnage.
Tadeuz se précipita alors vers Uter et Sevestre étendus sur le sol et apparemment inconscients, et il les releva avec l’aide de Gorg et de Nuada.
–Portons-les sur le bateau, pour qu’Athaëlle puisse voir leurs blessures. Ne le laissons pas le capitaine, dans quelques heures ce coin va grouiller de soldats...Il est mort, nous ne pouvons plus rien pour lui ici, sauf le mettre à l’abri pour préserver son corps.
–N’allons surtout pas vers le port, père. Retournons tous à Trohanec, proposa Nuada. Sevestre voulait vous avertir que la cité est encerclée par les soldats du roi.
Ils chargèrent les trois hommes sur la barque qui les ramena sur le Bugel Noz où ils furent étendus sur le pont, et la caraque reprit la mer en direction de la presqu’île.
*
Athaëlle, sans se soucier de tacher sa tenue de voyage, s’agenouilla près de Sevestre et Uter inanimés. Déjà à la manœuvre, Gorg prenait le vent pour faire virer le Bugel Noz, tandis que Nuada suivait à la barre du Dragon de Cymru.
Elle fit une grimace en voyant le sang qui maculait les deux hommes, l’état de l’œil d’Uter, la longue balafre sanguinolente qui le défigurait jusqu’à la mâchoire, et la main mutilée de Sevestre.
–Je ne peux rien faire ici, soupira-t-elle. Ils doivent avoir d’autres navrures....
Tadeuz lui apporta tous les linges propres qu’ils avaient dans leurs bagages et elle commença par enserrer étroitement les doigts sectionnés de Sevestre, puis elle banda la tête d’Uter après avoir tamponné l’œil imbibé de sang pour le garder dans son orbite.
–Quels dégâts, gémit-elle, en relevant la tête pour regarder Tadeuz. Denez est mort ?
–Oui, en sauvant la vie de Sevestre, répliqua-t-il sobrement. Nous nous occuperons de ses funérailles à notre arrivée.
Cinglé par un bon vent qui faisait claquer les voiles brunes du Bugel Noz, ils allèrent s’ancrer au ponton de Trohanec où les attendait Nessa avec des serviteurs qui avaient repéré les deux navires.
Uter et Sevestre avaient repris conscience et ils remontèrent péniblement jusqu’au manoir, appuyés sur les varlets qui soutenaient leurs pas chancelants. Ils s’écroulèrent dans l’entrée de la demeure où chacun s’empressa sous l’autorité de Nessa et de sa mère.
–De l’eau chaude, des linges, allumez les foyers, ordonna Nessa d’un ton bref.
–Faites-les porter dans la chambre qui donne sur le parc, suggéra Siana, arrivée en hâte en entendant le brouhaha. Ils y seront au calme. Je m’occupe de faire préparer ce qu’il faut pour les soigner.
Les serviteurs installèrent deux couches à proximité de la cheminée, et Athaëlle, avec l’aide de sa fille et de Siana, dévêtit les deux hommes pour repérer leurs plaies. Ils en avaient bien plus qu’on ne croyait, touchés en divers endroits du corps car ils ne portaient pas de cuirasse. Uter était blessé au visage, à l’oeil et à la jambe, et une épée avait entaillé le flanc de Sevestre en plus de sa main dont les phalanges de trois doigts étaient à vif. Il ne lui restait plus que le pouce et l’auriculaire de sa main gauche, et Athaëlle grimaça en se tournant vers sa fille.
–Tu vas devoir m’aider. Il faut cautériser les doigts coupés pour éviter la gangrène. Apportez-moi un fer brûlant. Uter, peux-tu...
Elle n’acheva pas mais il comprit très vite qu’il allait devoir user de son pouvoir pour l’empêcher de trop souffrir.
Elle mit le fer dans le feu, puis lorsqu’il eut rougi, elle attendit quelques instants tandis qu’Uter maintenait la main de Sevestre à moitié conscient. Elle appliqua alors promptement le fer sur les moignons sanguinolents dans une odeur de chair brûlée. Sevestre gémit sourdement et Nessa entama une mélopée lancinante qui parut le calmer, tout en lui tenant la tête d’une main légère et fraîche. Il sombra alors, et Athaëlle soupira de soulagement.
–Je vais m’occuper de ses autres plaies, pendant qu’il est inconscient, mais je dois soigner tout de suite l’oeil d’Uter.
Quéméné, réveillé de sa léthargie, regarda Athaëlle venir vers lui avec un léger ricanement en grimaçant.
–Comme on se retrouve, dame Andaine ! chuchota-t-il. Vous m’avez déjà sauvé la vie une fois. Qu’allez-vous faire aujourd’hui ?
–Vous sauver encore, messire. Ne bougez point, je dois voir l’état de votre oeil et cette vilaine plaie.
Elle enleva le bandeau provisoire, imbibé de sang, et commença à nettoyer doucement le pourtour violacé de l’orbite. Il sursauta lorsque sa main, pourtant légère, écarta la paupière.
–Ce n’est pas beau, marmonna-t-elle. Mais je vais peut-être éviter... de vous enlever l’œil. Ne bougez pas...si vous pouvez encore supporter la douleur !
–Hon... grogna Uter tandis qu’elle essayait d’évaluer les dégâts. Il a cessé de saigner, c’est bon signe. Voyez-vous mes doigts ? ajouta-t-elle en lui fermant l’autre oeil.
Il secoua la tête négativement d’un air irrité.
–Que nenni, ma dame. C’est le noir complet.
–C’est bien ce que je pensais, murmura-t-elle. Cet œil-là ne verra plus, autant vous le dire tout de suite. Nous allons enrayer l’hémorragie, faire des compresses pour absorber l’hématome et voir ce qu’il se passe dans les jours à venir. C’est tout ce que je peux faire pour l’instant, avec un cataplasme de consoude pour résorber l’inflammation de la balafre. Je dois aussi m’occuper de la plaie de votre jambe, ajouta-t-elle en palpant la cuisse boursoufflée. Il me semblait bien avoir sauvé votre vit, messire, puisque vous m’avez fait de beaux petits enfants. J’espère ne pas avoir à vous l’ôter cette fois...
–J’aime votre humour, dame, articula Uter dans une grimace lorsqu’elle commença à nettoyer les chairs abîmées. Je suppose que c’est une parade contre les horreurs que vous avez dû voir...
–Tout à fait, acquiesça-t-elle d’un air absorbé. Siana, peux-tu nettoyer les deux plaies, eau chaude, compresses, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de sang ni d’infection... je vais aller soigner Sevestre en attendant...
–Merci, dame Athaëlle, articula Uter d’un ton rauque. Comment va-t-il ?
–J’ai dû cautériser trois de ses doigts, grimaça-t-elle. Il lui en restera deux à la main gauche, et vous, vous n’aurez plus qu’un oeil. Vous boiterez sans doute aussi tous les deux. Beau résultat, mais vous l’avez échappée belle.
–Nous avons surtout de la chance que vous soyez revenus ce matin, car nous vous espérions depuis des jours ! fit Uter en se retenant de gémir sous la douleur de l’eau tiède qui nettoyait sa plaie.
Athaëlle se releva en se tenant les reins et Tadeuz vint derrière elle pour la retenir contre lui et lui masser le dos.
–Cela va aller, dit-elle. Mais je ne suis plus assez jeune pour ce genre d’exercice…Il faut faire vite aussi pour Sevestre. Je ne veux pas que cela s’infecte, car ils pourraient passer tous les deux, chuchota-t-elle. A-t-il repris conscience ?
–À peu près. Allons voir ses blessures.
Elles étaient plus nombreuses qu’on ne croyait et celle du flanc était large et étendue mais, à la palpation, Athaëlle pensa qu’aucun organe vital n’avait été touché. Elle regarda Nessa, était toujours au chevet de son époux, et inclina la tête.
–Tu l’as très bien nettoyé, ma fille, tu feras une bonne guérisseuse après moi. Je vais devoir le recoudre.
–J’ai préparé ce qu’il te faut, mère. Veux-tu que je le fasse ?
–Ma foi, c’est ton époux, acquiesça Athaëlle. Applique-toi. Il supportera mieux la douleur.
Sevestre ouvrit les yeux à cet instant et les regarda toutes les deux.
–Est-ce que je suis entier ? articula-t-il d‘une voix sourde.
–Presque, sourit Nessa en l’embrassant. Je vais finir de te réparer.
Sevestre éleva sa main bandée pour tenter de voir les dégâts.
–Il me reste des doigts ?
–Deux. Je t’apprendrai à t’en servir. Ce sont les plus utiles heureusement.
– Ce maudit français a tué Denez à ma place. Sans lui, je ne serai plus là ce jourd’hui.
–Je sais, fait Nessa patiemment. Je lui suis reconnaissante de t’avoir sauvé la vie malgré votre querelle. Laisse-moi refermer ta plaie.
Elle se pencha sur le flanc de Sevestre, violacé par l’afflux de sang, et y piqua l’aiguille tandis qu’il sursautait à chaque point sous la douleur.
Puis Athaëlle leur fit boire une potion de sa composition, préparée par Siana avec une bonne dose de jusquiame, et les deux hommes s’endormirent presque aussitôt, épuisés par leur combat et le sang perdu.
– Il nous reste maintenant à faire prévenir Molène.
Tadeuz et Nuada s’étaient retirés dans un coin de la pièce et discutaient de la sécurité des navires.
–Je crois qu’il est préférable d’enlever la figure de proue du Dragon de Cymru. S’il a été repéré par les survivants français, ils vont peut-être le chercher.
–Je vais y aller avec deux serviteurs, proposa Nuada. Puis nous le mettrons en cale sèche dans le hangar. Et le Bugel Noz ?
–Il serait prudent de le conduire dans le golfe, au mouillage habituel de Gorg, en attendant de savoir ce qu’il se passe à l’intérieur de la cité.
*
Denez fut enterré quelques jours plus tard dans le petit cimetière de Saint Gildas de Rhuys, où Sevestre fut transporté en charrette accompagné de Gorg, le fils adoptif du capitaine qui n’avait plus d’autre famille.
Ils ne s’attardèrent pas, une fois le cercueil descendu dans la fosse, car la nouvelle de la reddition de Vannes leur était parvenue le matin même.
Le deux mai, en effet, Jacques Le Moyne, pressé par les quelques nobles, les bourgeois et les marchands qui résidaient encore dans la cité, et inquiets pour leur vie et leurs biens, décida de se rendre à leurs arguments et d’ouvrir sans combat les portes aux gens du roi. L’étrange bataille qui avait eu lieu aux abords du port lui avait d’ailleurs été rapportée, et il avait gardé pour lui son idée secrète que messire Uter n’était sans doute pas étranger à cette hécatombe des soldats français. Cela démontrait que tous ne se résignaient pas, et que la colère allait gronder chez les Bretons et les entraîner tôt ou tard à se révolter.
Désormais maîtres de la ville, le roi français et sa sœur la régente avaient atteint leur but et assiégé et pris la plupart des villes bretonnes.
Uter et Sevestre, abattus et accablés par cette défaite, s’enfermèrent et refusèrent tous les soins d’Athaëlle. Il fallut la persuasion et l’amour de Molène et de Nessa pour les contraindre enfin à continuer d’absorber les potions d’Athaëlle, les exercices qu’elle les obligeait à faire pour retrouver leur mobilité et, plus tard, leur autonomie.
–Je vous promets que vous remarcherez tous les deux, martelait-elle. Le temps est un grand guérisseur de l’âme et du corps...
Cependant elle n’avait pu sauver la vision d’Uter, l’œil blessé désormais aveugle, et la grande balafre creusée qui partait de sa tempe jusqu’au menton lui donnait un air farouche et inquiétant car, malgré les emplâtres et les compresses, elle gardait un aspect boursoufflé et violacé.
Sous le regard percutant de Nessa, Sevestre n’osait pas la contredire, tandis qu’Uter renâclait encore, et ricanait qu’il n’était désormais bon à rien s’il ne voyait pas assez pour tenir une épée.
Sevestre gardait au fond de lui le chagrin d’avoir vu mourir Denez qui l’avait protégé de son corps. Malgré leur éloignement et leur longue séparation, le dernier acte du capitaine avait été un acte d’amour. Il revoyait chaque nuit son regard moribond, comme un dernier aveu, celui d’un sentiment qui n’avait pas su s’épanouir et se prolonger, et qui avait avorté à cause, justement, de l’infirmité que l’accablait.
–Ne faites pas comme lui, Sevestre, avait grondé Athaëlle lorsqu’elle le voyait sombrer dans des accès de mélancolie qui le laminaient. Vous avez l’amour de Nessa et celui de vos deux enfants, tout ce que Denez n’avait pas, et vos blessures ne seront jamais un obstacle. Même en traînant la jambe, vous remarcherez, et s’il vous manque quelques doigts, la belle affaire, vous serez toujours assez habile.
–Je sais ce que nous vous devons, dame, avait grimacé Sevestre, irradié de douleurs. Sans vous nous serions morts.
Lorsqu’il était seul, Sevestre étendait devant lui sa main mutilée pour exercer ses doigts restants, le pouce et l’index, à prendre et à tenir les objets comme avec la pince d’un crabe. Appuyé sur Nessa ou sur l’un de ses enfants, avec un bâton que Nuada lui avait sculpté dans un bois solide, il faisait le tour de la chambre et s’enhardissait parfois jusque dans le jardin.
Uter était finalement rentré à Kernoë avec Molène, où il avait décidé de léguer Gréavo, dont Gorg ne voulait pas, à Erwan, leur plus jeune fils qui n’avait que sept ans et qui, lui, rêvait pour le moment de bateaux et de course en mer. En attendant il avait confié le domaine à l’intendant qui continuerait, sous son contrôle, à s’occuper des chevaux et des fermages.
Ils avaient appris, un peu plus tard, que le duc était à son tour assiégé par le lieutenant du roi, messire de Montpensier, dans sa ville de Nantes, contrairement aux accords que les nobles renégats avaient signés avec la régente.
Vers le début du mois de juin, Joël Kervallec, le capitaine du Merlinus, arriva à cheval à Trohanec et découvrit avec stupeur son patron armateur blessé et handicapé.
–Messire, je viens seulement de rentrer du Portugal et j’ai appris que votre hostel est maintenant occupé par les Français qui tiennent Vannes.
–Entre, Joël. Hélas oui ! Je suis heureux de ton retour sain et sauf. Viens donc te restaurer et me raconter ton périple. Où as-tu ancré le Merlinus ?
Joël se mit à rire.
–Pas au port de Vannes, rassurez-vous, messire. Bien caché à notre mouillage habituel à l’entrée du golfe. Mais j’étais à peine revenu hier qu’un ami de Quimper m’a informé que son patron était en train d‘armer une caraque pour aller appuyer le duc assiégé dans Nantes.
–S’agirait-il de Michel Marion ? fit Sevestre intrigué en se redressant.
–Lui-même, messire. On dit qu’il a vendu tous ses biens, pour recruter une centaine de marins et armer son bateau pour se diriger sur Nantes.
–Que ne puis-je en être ? soupira Sevestre en faisant un geste de colère vers sa jambe. Je le connaissais un peu, nous avons été en affaires une ou deux fois. Je me souviens de l’avoir rencontré avec Molène dans les Montagnes Noires que je voulais lui faire découvrir. Au loin, ce jour-là, il y avait des loups et nous nous sommes cachés pour ne pas les apeurer. Molène n’était guère rassurée mais je lui ai expliqué que les loups étaient pourchassés alors pourtant qu’ils n’attaquaient pas l’homme s’ils ne se sentaient pas menacés et, surtout, qu’ils étaient très utiles à la nature. Ils régulent les animaux en surnombre, les cerfs par exemple, ce qui régénère la flore et la faune. Les petits animaux reviennent alors, comme le castor dans les cours d’eau. C’est là qu’est apparu Marion qui se promenait lui aussi avec sa fille et il a renchérit sur la protection des loups. Mais les paysans ne sont guère de notre avis…C’est un homme de courage et je regrette de ne pouvoir me joindre à lui dans cette campagne.
–Eh bien, messire, fit Kervellec en se raclant la gorge, si vous le permettez, je voudrais barrer le Merlinus et accompagner Marion et son navire...
–Aurais-tu assez de marins pour une telle expédition? s’étonna Sevestre.
–Je peux en recruter une trentaine...ou même un peu plus… si cela vous convient bien sûr…et si vous pouvez les payer. Mais...
–Mais ? Quelque chose te chagrine, Joël ?
–Mais nous risquons aussi d’endommager...ou même de perdre le Merlinus, fit-il en tordant son couvre-chef entre ses mains rougies et crevassées.
Sevestre réfléchit silencieusement quelques instants, puis se releva maladroitement en s’appuyant sur son bâton et claudiqua vers le fenestron sous le regard embarrassé du capitaine qui découvrit alors sa main mutilée. Il siffla entre ses dents.
–Le combat a dû être rude, messire. J’espère que vous avez amoché ou tué beaucoup des soldats du roi...
–Tu peux le dire, ricana Sevestre avec une toux rauque. Il n’en est resté que quelques-uns qui ont pris la fuite.
–Mais vous avez bien failli y rester.
Sevestre grimaça.
–Quéméné n’est pas en meilleur état que moi. Il y a laissé un œil. Bon, Joël, je suis d’accord pour la caraque. Arme-là, mais joins-toi à la flotte de Marion[3] ce sera plus prudent. Nous ne pouvons pas rester passifs. Gardons tout de même en réserve le Bugel Noz, on ne sait jamais ce qu’il risque de se produire avec la trahison des Rieux, Rohan et autres Rostrenen... Faites peur aux gens du roi et à Montpensier, pour qu’ils se retirent de Nantes.
Uter approuva la décision de Sevestre et proposa de participer aux frais d’armement du navire. Il ne décolérait pas à l’encontre du maréchal de Rieux qu’il vouait aux gémonies et aux enfers, en jurant et pestant de son impuissance chaque fois que de mauvaises nouvelles leur parvenaient. On se battait un peu partout, et les barons révoltés se heurtaient à la résistance des Bretons, comme à Guingamp, défendu par le vaillant sire de Châteaugay qui avait repoussé les assaillants et pris à son tour la cité de Quintin, en pillant la ville et le château. Les Bretons se réveillaient et s’armaient de fortune, avec tout ce qui leur tombait sous la main, bâtons, pics, faux, pour se lancer sur les routes, indignés que les Français aient osé tirer sur les fenêtres du duc à Nantes.
Kervallec revint en août avec le Merlinus qu’il avait réussi à sauver, plus chanceux en cela que Michel Marion dont le navire avait été fortement endommagé, la plupart de ses marins tués au combat, et lui-même blessé si gravement qu’il en était mort quelques jours après
Il n’avait pas fière allure, et il était escorté de Brenan, son fils aîné, car il boitait après avoir reçu des éclats d’un mât endommagé par un canon français.
–Raconte, Joël, demanda Sevestre, entouré de Nessa et de leurs enfants. Viens donc t’asseoir près de moi et reposer ta jambe.
Violaine et Owen, appuyés contre les genoux de leur père, écoutèrent son récit bouche bée.
–Marion s’est battu héroïquement et nous a entraînés dans son sillage. Nous nous sommes enfermés avec lui et ses hommes dans la ville, d’où nous avons fait moult sorties contre les Français. Je me souviens de la première fois, juste après notre arrivée, car c’était jour de fête et nous avions tous assisté à la messe dans la cathédrale, comme si de rien n’était. Marion ne se laissait pas impressionner.
Ensuite nous nous sommes dirigés vers la porte Saint Pierre et la troupe du roi a surgi pour nous interpeller. Mais Marion, qui connaissait les recoins, nous a conduits vers la vieille route d’Angers, tout en combattant les soldats les plus proches. Puis il a coupé à travers champs pour revenir dans la ville. C’est alors que les canons des remparts se sont mis à cracher leurs boulets, les forçant ainsi à rebrousser chemin et à se mettre à l’abri.
Jamais à court d’idée, Marion s’est alors mis en tête de dissimuler son navire avec des branchages, des roseaux et des troncs d’arbres attachés aux mâts, de façon à ne former qu’une seule masse. Tout a été caché par des feuilles pour donner l’illusion d’une forêt en marche, dunette, pont, entrepont et écoutilles. Le même soir les Guérandais sont arrivés au secours du duc et ils ont affronté les Français pour pénétrer dans la ville.
C’est là que, derrière le bateau de Marion, nous avons déchargé des salves de mitraille sur l’armée royale qui formait une cible parfaite. Malheureusement, après une première débandade, les soldats se sont mis à tirer sur nos navires, et celui de Marion, fortement endommagé, est parti à la dérive.
Le Merlinus a été touché, j’ai été blessé par des éclats du mât qui s’est abattu, et Brenan a réussi à nous désengager car j’étais dans l’incapacité de le diriger moi-même. Mon fils est tout à fait capable de me remplacer maintenant, messire. Je crains de ne plus être en état de naviguer avec cette blessure…
La moitié des hommes de Marion a été décimée, j’ai perdu aussi une dizaine des miens, et le Merlinus aura besoin de sérieuses réparations. Je suis désolé, messire, conclut Kervallec d’une voix tremblante et des larmes dans les yeux.
–Tu es revenu en vie avec beaucoup de tes compagnons, Joël et tu as même réussi à ramener la caraque. C’est déjà beaucoup. Nous la ferons réparer et Brenan te remplacera si tu le désires. Je rencontrerai les familles des marins qui sont morts et je les dédommagerai, ajouta Sevestre tout en songeant que la guerre dans le duché allait sans doute ruiner son commerce et ses biens.
*
Uter suit comme il le peut les démêlés de la querelle entre Alain d’Albret et le duc d’Orléans sur la promesse d’union de la jeune Anne de Bretagne que d’Albret revendique toujours et qui envenime leurs rapports au lieu de s’accorder pour faire front. Aussi, pour forcer le duc à devenir son obligé et à demander son aide, Albret a levé quatre mille hommes sur ses terres pour les transporter par mer jusqu’à Saint Malo.
Mais le duc se heurte toujours au refus catégorique de sa fille, tandis que le maréchal de Rieux, réalisant enfin l’étendue de sa faute et ses conséquences désastreuses, après s’être heurté à l’inflexibilité de la régente et de son frère, et surtout de leur duplicité et de leur volonté d’envahir et d’annexer définitivement le duché, décide enfin de revenir dans le camp breton.
Rieux reprend alors Ancenis, puis se rend à Châteaubriand tenu par son gendre qui réunit les gentilshommes bretons pour les exhorter à rallier le duc, devant le danger qu’ils ont eux-mêmes attiré sur leurs têtes. Le roi français ayant envoyé en Bretagne dix fois plus d’hommes armés que prévu, puis attaqué la personne même du duc breton, assiégé dans son château nantais, et ayant refusé de se retirer, tout cela décide les barons à le suivre et à refondre l’armée pour faire bloc et combattre pour libérer leur duché.
*
Un triste matin d’hiver, une nouvelle vint enfin dissiper la méchante humeur d’Uter, car le temps humide réveillait la douleur de la balafre de sa joue, et de sa cuisse charcutée par l’instrument d’Athaëlle.
Assis dans le meilleur fauteuil que Molène lui avait fait installer devant l’âtre, en dépit de l’air bougon de son époux qui refusait d’être considéré comme un vieillard impotent, il entendit le cavalier arriver et démonter prestement dans la cour.
Jehan, son écuyer, entra alors dans la pièce, apportant avec lui l’air vif du large et une bonne odeur de goémon.
–J’arrive de Vannes, messire, s’écria-t-il. Le maréchal de Rieux est sur place avec ses troupes et il assiège à son tour les Français qui tiennent la cité. Ils ne vont plus tarder à déguerpir !
–Ce bougre de traître de Rieux s’est enfin décidé à rentrer dans le rang, rugit Uter. Que ne suis-je valide pour aller leur botter l’arrière-train, à lui et à Albret ? Restaure-toi Jehan, réchauffe-toi, et va donc porter cette nouvelle à messire Sevestre. Elle devrait le réjouir et lui permettre de retrouver enfin son manoir.
En une semaine, Vannes était revenue dans le giron du duc, puis les Bretons avaient repris l’offensive en assiégeant La Chèze, et Josselin, où Jean de Rohan, sous les coups de l’armée ducale, fut enfin obligé de rendre les armes et de solliciter son pardon.
–Cela ne va pas suffire pour autant, Sevestre, dit Uter préoccupé, lorsqu’ils se rencontrèrent quelques jours plus tard. La régente, et son frère le jeune roi, sont au moins aussi ambitieux et retors que leur père Louis XI. Ils veulent tout simplement mettre le duché à genoux pour mieux s’emparer de nous. Je crains que la guerre ne s’amplifie… Je reconnais que Rieux se bat bien maintenant et qu’il fait tout pour se racheter, mais je n’ai pas confiance en lui[4], pas plus qu’en Albret ! Le vers est là… et nous ne tiendrons pas face à eux !
*
La bataille de St Aubin du Cormier, juillet 1488
–Père, le duc appelle tous les hommes valides, et le maréchal de Rieux rassemble une armée pour aller au-devant de celle du roi. Je vais devoir le rejoindre.
Télio était arrivé à Kernoë avec Nessa, et Uter et Molène l’avaient écouté avec surprise et angoisse.
Uter, sans le dire pour ne pas inquiéter Molène, s’attendait depuis quelque temps à ce que son fils venait d’annoncer, car Sevestre et lui savaient bien qu’ils ne pouvaient, ni l’un ni l’autre, combattre eux-mêmes.
–C’est mon tour, continua Télio. J’ai rassemblé quelques jeunes gens parmi nos loudiers[5] et parmi les marins de Sevestre qui veulent en découdre avec les Français.
–Ce ne sera pas une partie facile, fils, soupira Uter désarmé.
Il avait suivi les épisodes dramatiques après la reprise de Vannes. Depuis le printemps La Trémoille, qui dirigeait l’armée royale avec douze mille hommes, avait relancé les hostilités en attaquant la place-forte de Châteaubriant, aux portes mêmes du duché. Le sire Odet d’Ayde, qui la défendait pour le duc, n’avait que mille deux cents hommes à lui opposer et, une fois la ville tombée, c’est toute la Bretagne qui s’était ouverte à l’invasion française.
La Trémoille s’était ensuite attaqué à Ancenis dont le roi avait fait raser les tours, les remparts et les manses, en représailles de la défection de Rieux.
Catastrophé après la perte de ces villes, le duc, se rendant compte que l’élan populaire faiblissait, avait fait envoyer une ambassade à Henry Tudor, autrefois son hôte obligé, et désormais roi d’Angleterre. Mais, devant l’immobilité de Tudor qui n’avait conclu qu’une trêve d’un an avec le roi français, c’est Lord Scales qui s’était embarqué pour lui venir en aide avec quelques hommes, sans la permission de son roi.
On était désormais à la fin de la trêve, et La Trémoille avait lancé une offensive contre Fougères, le dernier bastion, la dernière place-forte qu’il restait au duché.
Les Français étaient partout, Dol, Vitré, La Guerche, Châteaubriant, Ancenis, Saint Aubin du Cormier et maintenant Fougères ! Rieux hésite à lancer toutes ses forces dans cette unique bataille. Mais le duc, faisant fi de son avis, suit au contraire le conseil de son cousin d’Orléans et l’armée quitte Rennes pour rejoindre Fougères où va se jouer une incroyable tragédie. Car on s’attarde pour la nuit dans le petit village d’Andouillé tandis que d’Albret a mis en marche ses troupes pour attaquer Louis d’Orléans, son adversaire.
Fougères est déjà prise par les Français qui avancent maintenant vers Saint Aubin.
*
–Nous partons demain à l’aube, père. Je demande votre bénédiction, dit Télio ce soir-là. Mère, pardonnez-moi, mais il est de mon devoir d’aller à mon tour défendre le duché…
Uter a blêmi à l’arrivée de Télio. La terreur fouaille ses entrailles à l’idée de ne plus jamais revoir l’aîné de ses fils. Il sait trop l’infâme boucherie que sont les combats, les cris et le sang, les membres coupés, les hommes qui râlent et gémissent, allongés dans la terre et la boue, piétinés par ceux qui continuent à se battre, les chevaux éventrés, fous de terreur. Un champ de bataille c’est une horreur, un enfer sur terre.
Nuada est là, qui s’approche à son tour en ayant compris la peine d’Uter et, alors que Télio se détourne pour ne pas montrer son émotion en quittant ses parents et Kernoë, il se dresse devant sa demi-sœur et son époux, avec cette lumière étrange sur son visage de magicien.
–Je le protégerai et je vous le ramènerai, assure-t-il.
Molène serre son jeune frère contre elle en lui murmurant une dernière prière.
–Vivant, Nuada ! Revenez tous les deux vivants !
*
Ce fut bien une boucherie que cette bataille, la dernière du duché, qui eut lieu entre les Bretons et les Français sur la lande proche du village de Saint Aubin.
Six mille Bretons y furent tués, et leur sang s’est imprégné à jamais sur cette lande meurtrière.
Ce fut la fin du duché ce jour-là, qui passa aux mains du roi Charles, un funeste lundi vingt-huit juillet de l’année 1488.
Peu en réchappèrent. Le duc, que l’on protégea, Rieux, qui sauva sa vie avec le comte d’Albret, tandis que le prince d’Orange et Louis d’Orléans[6] furent faits prisonniers.
Après cette terrible défaite, seule la ville de Rennes refuse de se rendre et défie l’armée royale. Les gens de Rennes ont des remparts, une artillerie capable de tenir tête à l’envahisseur, tout comme Nantes l’avait fait l’année précédente avec succès.
Dinan capitule, et plus tard Saint Malo aussi, où les canons du roi qui tirent sur la ville effraient les riches banquiers malouins qui craignent pour leurs biens.
Nuada a tenu parole et a enveloppé Télio de ses pouvoirs sur le champ de bataille. Le jeune homme, s’il a reçu de multiples blessures, s’est battu comme un Quéméné, aux côtés de son cousin, mais la plupart de leurs compagnons, partis joyeux, sont restés là-bas, dans cette lande devenu rouge du sang versé.
Il a ramené son cousin sur un cheval égaré, le long des routes de campagne où errent des hommes épuisés, rescapés, mais marqués à jamais.
*
Le dix-neuf août 1488, le Traité du Verger sera signé par les négociateurs du duc qui s’engage à faire sortir de Bretagne tous les étrangers enrôlés à son service, à ne pas marier ses filles sans le consentement du roi, et à abandonner les villes de Saint Malo, Fougères, Saint-Aubin et Dinan.
Le roi, lui, accepte d’évacuer le duché et de ne pas l’annexer.
Après avoir ratifié cet accord qui le rend vassal du roi français, le duc, désespéré, s’éteint dans son manoir de Couëron sur l’estuaire de la Loire, le 9 septembre, laissant le duché aux soins de sa fille aînée Anne qui n’a que onze ans.
*
Uter et Sevestre, côte à côte, et le cœur brisé, écoutent longuement le glas sonner la mort du dernier représentant de la maison de Montfort.
–Que pourra faire une si jeune fille pour nous sauver ? soupire Uter.
FIN
Notes
[1] glé : chaume
[2] Le dragon gallois
[3] Nantes fut assiégée le 19 juin 1487. Quelque temps plus tard, les troupes françaises eurent la surprise de voir arriver, devant la prairie de la Magdeleine, un navire fortement armé et manœuvré par une centaine de Cornouaillais. En passant devant le camp des assiégeants, il tira une bordée de ses canons, avant d’aller accoster au port de Nantes. Le navire avait été armé par un marchand de Quimper, Michel Marion. Malgré les menaces de certains aristocrates qui penchaient pour le parti français, notamment les Rohan, les Rostrenen, les du Quélennec, il avait décidé de se battre pour sa patrie, armant à ses frais un navire et recrutant 120 compagnons. Au cours d’un accrochage Marion est grièvement blessé, et il mourra peu après de ses blessures. Avant sa mort le duc prendra soin de sa fille et la mariera à l’un de ses secrétaires, François le Saux. En 1490 la duchesse Anne, reconnaissante, annulera sa dette de 3000 livres. En 2017, le Comité Michel Marion fait le projet d’élever une statue en bronze de Michel Marion, sur le port de Locmaria, pour rappeler la mémoire de cet homme héroïque.
[4] Rieux trahira une autre fois la jeune duchesse qui était sa pupille, et lui refusera l’entrée de Nantes. Plus tard, il vendra sa soumission et rendra la ville à l’armée levée par Anne, sous la remise de cent mille écus ! Albret, lui, pour se venger, livra Nantes au roi le 4 avril 1491. Quant à Rohan, qui prétendait avoir des droits sur le duché, il s’empara de Guingamp. Au lendemain du mariage d’Anne et du roi Charles, il se vit retirer sa charge de lieutenant-général.
[5] Loudiers : paysans
[6] Louis d’Orléans fut fait prisonnier durant trois ans qu'il passa dans les prisons d'Angers, de Sablé, de Lusignan, de Poitiers, de Mehun-sur-Yèvre et de Bourges). A la mort de Charles VIII en 1488, il deviendra le roi Louis XII et épousera Anne de Bretagne, veuve de Charles VIII, le 8 janvier 1499.