extraits du recueil de Nouvelles
"La migration de Hotu Matua"
disponible en broché et e-book sur Amazon ici.
La rencontre, Aquarelle, Colette Geslin
La rencontre (extrait)
Ils regardaient les tableaux de l’exposition. Ils s’étaient rencontrés quelques semaines plus tôt et un vent léger tourbillonnait dans son âme, quelque chose d’inhabituel, d’alerte, qui semblait donner à la vie un autre goût qu’il dégustait lentement, apprivoisait, apprenait. Ils apprenaient ce jour-là à regarder ensemble.
Il aimait plutôt les lignes chez les peintres, les formes épurées, le mouvement, l’élan d’une main qui trace sa pensée, qui cherche à exprimer une idée abstraite, ou même le vide. Le vide ! Etait-ce donc ce qu’il ressentait avant ?. Une sorte de vide, quelque chose d’inabouti, d’inexprimé, de non vécu. Quelque chose vers quoi il aspirait sans savoir ce qu’il cherchait vraiment.
Et puis elle avait été là. Elle avait surgi dans sa vie sans qu’il sache comment, tout comme il avait fait irruption dans la sienne. Et c’était devenu important. Important de s’apprendre l’un et l’autre.
Ils s’étaient arrêtés devant un tableau, une explosion de couleurs, l’âme vibrante d’un peintre en phase avec ses pinceaux, avec ses teintes qu’il mélangeait si hardiment qu’on aurait dit une rivière irisée, une coulée de lave incandescente.
Elle lui avait dit qu’il fallait être amoureux pour oser exprimer cette force-là. Il s’était placé juste derrière elle, le menton sur sa tête et ils n’avaient plus bougé pendant un long instant.
*
Illustration, La femme-vague, Colette Geslin
Le dieu du vent et la femme-vague (extrait)
nouvelle primée en 2008 par le Cercle de la Mer de Larmor
Elle était gigantesque et le vent la façonnait à sa guise, ondulante et bleu grisé, céladon et béryl vert, aussi chatoyante qu’une étoile évanouie. Il la retenait encore, ondulait autour d’elle, l’élevait vers le ciel, la caressant tel un amant. C’était le dieu du vent !
Son cœur liquide et froid ne gardait qu’une souvenance, celle de l’homme qu’elle n’avait jamais pu avoir, qui n’avait jamais pu l’aimer, de l’homme qui criait son nom chaque soir sur la plage depuis qu’il l’avait perdue, de l’homme qu’elle façonnait dans sa mémoire d’avant. Avant qu’elle ne devienne vague ! Avant qu’elle ne devienne ce liquide irisé. Avant que ce manteau de gouttelettes ne l’habille d’une vêture qui dissimulait sa nature aux humains.
Personne ne savait ce qu’elle était devenue. Et lui l’ignorait aussi. Il regardait seulement vers le large comme si elle pouvait reparaître, revivre, redevenir une femme à aimer et à toucher.
Mais elle était vague. Sa puissance s’amplifiait au fur et à mesure de sa progression, comme si toute l’ampleur de la mer la portait vers cet unique but, cette petite crique d’où elle s’était échappée à jamais d’une union qu’elle refusait. Le soir même de ses noces ! Personne n’avait compris. Personne n’avait su pourquoi sa robe de mariée flottait ainsi, telle une voile, sur la mer et ses remous de serpentine. Sous la lune qui éclairait sinistrement la baie.
Et lui, lui qui criait son nom chaque nuit, qui prenait une barque pour sonder les abîmes, chercher, chercher encore, appeler sans cesse ! Il n’entendait donc pas sa voix ?
Alors, démesurément, monstrueusement, elle enfla son chant qui porta loin vers la terre, et elle pria le dieu du vent de la pousser encore, de la soulever plus haut, jusqu’à atteindre les nuages gris et à les faire crever.
.................
*
La migration de Hotu Matua (extrait)
La proue sculptée de la pirogue double fend la vague avec force, à près de dix mètres au-dessus de la mer.
Hotu Matua, debout, la tête ceinte d’une coiffure de feuilles de pandanus, regarde l’horizon.
Ses plus jeunes fils, ainsi que leur frère aîné, le grand-prêtre Teagiagi, respectent son silence et sa méditation. Ils savent que le roi a déjà parcouru le monde avec son radeau, qu’il est le plus sage et le plus savant souverain des îles d’Avahiki[1], et ils attendent ses ordres.
Les grandes pirogues ont pris la mer depuis des jours et des jours, et guerriers, femmes, enfants et animaux, près de trois cents personnes, sont à la recherche de terres où s’établir.
Hotu Matua, avec son épouse et sa famille, vogue vers une île nouvelle et vers son destin.
Les femmes chantent sur la grande pirogue de Hotu Matua et, sur le radeau qui les accompagne, naviguant dans son sillage, d’autres vahiné leur répondent.
Teagiagi, assis près de son père comme chaque jour, dans un endroit abrité du vent de mer, sait que la peur commence à gagner et que les vahiné, pour se rassurer, racontent les exploits et les voyages de leur roi. Impassible, Teagiagi les écoute et il se souvient lui-même de ce qu’il a vécu auprès de son père.
Il y a bien longtemps, alors que Teagiagi était encore tout jeune, Hotu Matua, chef d’une île d’Avahiki, avait décidé de partir conquérir de nouvelles terres. Avec ses guerriers et sous ses parents, il était arrivé à Mangareva où régnait alors Taratahi, et il s’était installé au centre même du district et des domaines du roi de Mangareva. Celui-ci, devant la famille nombreuse, les guerriers et la puissance du chef d’Avahiki, en prit ombrage et résolut de lui déclarer la guerre. Mais Taratahi était déjà vieux, affaibli, et il savait bien que son armée aurait beaucoup de mal à vaincre cet homme vigoureux, hardi à la tête de ses troupes. Beaucoup d’hommes mourraient, et il y aurait certainement de grandes pertes parmi la population.
Très triste, Taratahi, après avoir passé la nuit à consulter les dieux et après avoir écouté ses messagers qui venaient lui rendre compte, d’heure en heure, des préparatifs de guerre et des paroles menaçantes de Hotu Matua, se résigna alors à quitter ses terres. Avec ses gens les plus fidèles et sa famille, il s’embarqua sur sa flotte de radeaux et quitta l’archipel sans retour.
.............................
Marae, dessin à l'encre, Colette Geslin